Esquisse d'une philosophie du phénomène urbain
« Le plus innaturel aussi est Nature. Qui ne la voit partout, ne la voit bien nulle part. » Goethe
La nature n’a rien à voir avec cette caricature de la «nature en ville », réduite à des « espaces verts » cernés de grilles, parquée comme les animaux au zoo, ou réduite à cette
couleur verte dont on couvre aujourd’hui nos murs et nos toits, comme des idolâtres qui voudraient conjurer leurs peurs. Cette ville, que l’on a longtemps opposé à la nature, est elle-même
« un fait de nature », et le phénomène urbain dépasse, par nature, toute velléité de maîtrise et de contrôle.
« Une ville ! C’est la mainmise de l’homme sur la nature » disait Le Corbusier, et l’on conçoit aujourd’hui encore la ville comme un artefact, un fait technique produit selon les lois de
notre industrie, voire une « machine à habiter ». Mais une ville réduite à une idée n’est plus une ville ; il y manque la vie qui est aux murs de la ville ce que le fleuve est à son lit,
l’âme, la sève et l’esprit.
Les philosophes et les architectes ont longtemps conçu la ville sous la forme de l’utopie. Mais ce bon lieu (u-topos) est nécessairement un non-lieu (ou-topos). Et lorsqu’on
réalise ce vieux rêve d’une cité idéale, celui-ci tourne au cauchemar, à cet « enfer pavé de bonnes intentions » que furent nos modernes cités d’après-guerre.
« Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » avait inscrit Platon à la porte de son « Académie ». Et c’est ainsi que l’on a si longtemps cherché une solution géométrique au problème du
bonheur des hommes. Or il ne saurait y avoir de ville hors de l’altérité des hommes, de la matérialité et de temporalité d’un monde en partage.
Car les villes, elles aussi, obéissent à cette nature qui gouverne les êtres vivants, insaisissable en son principe, étrangère à notre logique, incompréhensible à notre “raison“. Surgie
de cette indéchiffrable fécondité du chaos, la physis d’Aristote et des stoïciens, la natura naturans d’Averroès et des scolastiques, la nature de Spinoza et de Goethe reprend
aujourd’hui ses droits. Elle préside à toute destruction et à toute création, des étoiles au métabolisme des vivants, de la croissance des arbres, des fleurs et des enfants, aux mouvements de
l’amour et de la haine, c’est elle qui porte notre foi dans la vie et la liberté créatrice de notre esprit.
Le phénomène urbain nous révèle ainsi ce destin étrange et inéluctable où se mêlent toutes les énergies de la création, comme si nous étions pris au cœur d’un tourbillon universel qui atteint
dans nos villes sa plus haute intensité et expression, tourbillon par lequel la multiplicité des hommes tend vers l’unité d’un devenir, dont l’issue reste inconcevable, mais dont le phénomène
urbain nous indique le sens et la direction. La nature, à laquelle aucune fin n’est prescrite, est ici notre seul guide, et le phénomène urbain en est la création la plus créative.
Vous trouverez ici une critique intéressante de l'ouvrage